Or, le plus beau d'entre tous ces mauvais anges
Avait seize ans sous sa couronne de fleurs.
Les bras croisés sur les colliers et les franges,
Il rêve, l'oeil plein de flammes et de pleurs.

Lou est un mystère qu’on pense pouvoir lire à livre ouvert. On croit le saisir, le comprendre, juste avant qu’il nous échappe, qu’il nous file entre les doigts, s’évanouit dans la fumée de sa cigarette. On ne sait guère d’où il vient, il débarque de nulle part, passe ses journées à flâner, nez en l’air, chantant, sifflotant, fredonnant. Souvent, il va se percher sur une branche d’arbre, au milieu d’un parc, tenant un livre d’une main, un joint de l’autre. Parfois, il s’arrête tout simplement, il observe ce bas monde, s’attarde parfois sur quelques jolies filles et même de jolis garçons, sans pour autant y penser plus que ça. Quelques minutes plus tard, le voici endormi, son livre parti, s’écrasant sur le crâne du pauvre malheureux qui passait par là. Et vous aurez beau crier, qu’il ne se réveillera pas. Lou a le sommeil bien trop lourd. Lou n’a pas d’horaires précis, pas de montre pour le presser. Il va comme il vient, éternel passant. Lou n’en fait toujours qu’à sa tête. Il fume, il se drogue, mais ne boit rien d’autre que du lait ou du jus de fruit. Il déteste le café, ne supporte pas le thé et s’enivre bien trop vite. Lou, on ne sait pas trop où il habite. Il y a bien cet immense appartement dans le septième arrondissement. Pourtant, Lou ne s'y rend que très rarement, préférant la rue, ou le canapé du plus accueillant. On lui connait même un parent, un père trop souvent absent. Lou a le goût du risque, il fera n’importe quoi pour peu que vous lui donniez un défi. Lou est loin d’être timide. Il aborde le premier venu, ses lèvres toujours étirées dans un sourire éclatant. Il a cette joie de vivre contagieuse, que rien ne semble pouvoir altéré. Même lorsqu’il se rend au cimetière pour visiter la tombe de sa défunte mère. Tout semble glisser sur la planche savonneuse de son allégresse. Pourtant, Lou n’est jamais avec les autres de son âge, il les trouve trop bruyants, trop sales, trop superficiels. Lou préfère largement la compagnie de ses ainés. Lou n'aime pas travailler, ce n'est pas parce qu'il n'est pas doué. Il est simplement paresseux et ne voit pas l'utilité de rester assis toute la journée. Il se rend en cours que sporadiquement. Lou adore les dessins animés et les jolis contes de fées. Il aime qu’on lui raconte une histoire, avant de s’endormir. Prendre votre main et y entrelacer ses doigts. Lou n’aime pas les prénoms trop longs, il donne toujours des surnoms. Lou s’attache facilement, jusqu’à devenir collant. Et au bout de quelques temps, il arrive toujours à se rendre attachant. Et Lou a l’air si innocent, Candide tombé dans la réalité. Il semble avoir tout juste quatorze ans, la taille fille, la peau délicate, la voix trop aiguë, la blondeur fragile, si léger qu’on pourrait le voir s’envoler comme une plume. On le pense incapable de faire de mal à une mouche. On ne lui donnerait que quelques minutes avant de se faire manger tout cru par la vie. Mais contre toute attente, Lou continue toujours.

Et lui, les bras croisés d'une sorte fière,
Les yeux au ciel où le feu monte en léchant,
Il dit tout bas une espèce de prière,
Qui va mourir dans l'allégresse du chant.

Gavroche, complètement envolé et radieux, s'était chargé de la mise en train. Il allait, venait, montait, descendait, remontait, bruissait, étincelait. Il semblait être là pour l'encouragement de tous. Avait-il un aiguillon ? oui certes, sa misère ; avait-il des ailes ? oui certes, sa joie. Gavroche était un tourbillonnement.

C’est un trou de blondeur au milieu de mornes chevelures brunes ou grises, une étincelle de bonheur parmi de sombres humeurs. Les somptueux costumes noirs enveloppent chacune des douzaines de silhouettes présentes. Brisant le silence parmi, une voix grave s’élève. Elle parle de façon terne et monotone. Le reste garde leurs yeux rivés au sol, à contempler l’extrémité de leurs chaussures hors de prix ou le jaunissement tortueux des herbes à leurs pieds. Seul l’enfant, qui se tient tout prêt de son père dont la main repose sur ses frêles épaules, regarde ailleurs. Ses prunelles azurs alors perdues dans l’horizon viennent se fixer sur celui qui est en train de parler. Une vague obscurité passe sur son visage, un soubresaut de sourcil, les narines qui se dilatent. Il n’aime pas cet homme à la collerette blanche, enveloppé dans sa soutane. Il n’aime pas ce cimetière, cette étendue de pierres, ces cadavres qu’il imagine juste sous ses pieds. Il ne veut pas être là. Il n’a pas demandé à venir. Il est bien trop jeune pour un enterrement. Lou n’a que neuf alors qu’il observe le cercueil de sa maman se faire recouvrir de terre. Pourtant, Lou ne semble pas être triste, peut-être n’a t-il pas encore réalisé, mesuré les implications, pense-t-on. Il est jeune après tout, on cherche à l’excuser. Personne ne veut voir en lui, un sérieux manque d’émotions. Mais ils se trompent. Si Lou semble si serein, si décalé de cette atmosphère maussade, c’est parce que Lou a déjà accepté. Il n’a pas dix ans, mais Lou comprend. Il comprend que les gens meurent, qu’il ne reverra pas sa maman. Il a mis du temps, il ne faut pas croire. Il l’a regardé agoniser, terrassée par son cancer, tous les soirs en rentrant de l’école, il s’asseyait à son chevet. Et parfois, il se mettait à pleurer. Il ne voulait pas croire qu’elle était condamnée. Pourquoi elle, pourquoi lui ? Toutes les questions informulées qui tournoyaient dans son esprit. Mais c’est fini tout ça. Maman lui a expliqué. Elle lui a dit que c’était fini, qu’il fallait maintenant partir. Alors Lou se tient là, sans vouloir y être. Il sent la poigne de son père se resserrer sur son épaule. Et lorsqu’il lève les yeux pour trouver ceux de son géniteur, il y voit une larme se former, s’échapper et rouler sur sa joue, pour finir par s’échouer sur son beau costume sombre. Lou cligne des yeux face à cette vision, comme pour s’assurer qu’il s’agit bien de la réalité, avant de se retourner vers la future tombe de sa maman. C’est sûrement une des pires choses, que de voir un de vos parents pleurer, se laisser aller. Mais Lou n’est plus à ça près, ne vient-il pas de voir sa mère mourir sous yeux ?

Le silence règne dans l’immense appartement, lourd, oppressant. L’enfant devenu jeune adolescent s’y perd lentement et sûrement. Son père n’y revient plus que très rarement. Depuis le décès de sa femme, très exactement. Un vide s’est emparé de lui. Comme si sa femme avait emporté une partie de lui de l’autre côté. C’est ce néant étouffant qu’il tente de combler désespérément. Il se noie dans son travail, inlassablement et part en voyage, bien souvent. Jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que ses yeux refusent de rester ouverts plus longtemps. Jusqu’à ce que ses jambes tremblent, ne parviennent plus à le porter et qu’il s’écroule, lamentablement. Souvent, il s’en veut, il culpabilise de laisser son fils seul et parfois une étrangère, pour nettoyer et faire à manger. Alors, il tente de revenir, de passer quelques nuits. Mais c’est difficile pour lui. Lou lui rappelle trop sa défunte épouse, mêmes cheveux blonds ensoleillés, même regard océan. Il a du mal à soutenir son regard. Il se sent comme un fantôme entre ses quatre murs, trainant sa peine comme un boulet à ses pieds. Il n’arrive plus à faire face à la réalité. Lou, de son côté, aspire à la liberté. Du haut de ses treize ans, il vit déjà pratiquement dehors, rentre que tard le soir grignote un peu du diner froid qu’on lui a laissé et file se coucher. Il n’a jamais aimé cette vie de bourgeois confiné. Il n’a jamais voulu cette richesse à perte de vue. Si l’argent vous apporte certes un confort matériel, il amène aussi avec lui hypocrisie et mensonge, ses fidèles amis. Il vous fera douté de vos propres accointances et finira par vous faire perdre toutes ses connaissances. L’argent est un fardeau plus qu’une bouée. Elle vous fera coulé sans même que vous le compreniez. Mais cela, les riches ont trop d’orgueil pour l’admettre et les pauvres trop d’envie pour y renoncer. Et Lou paraît toujours plus surprenant, à voler au dessus de ça. Il dort sous les ponts sur un peu de carton, dans un lit superposé dans un petit foyer. Lou est mignon, il arrive à se faufiler, à se faire accepter partout. Un enfant riche qui vit comme un gamin des rues. Personne ne comprend son besoin de simplicité, son amour de la liberté. Lou semble avoir tout, mais ne veut rien. Alors Lou n’en parle pas. Il s’échappe avec les volutes de fumée de sa cigarette. Ce sont les affres de la rue. Lou s’y est perdu. Il découvre ce nouveau monde, mauvais, pour lui pour les autres. Une noirceur qu’il ne soupçonnait pas, mais qui ne l’entache pas. Il a beau avoir tout goûté, des poisons doux à ceux qui le sont bien moins. Il frôle la débauche, danse avec elle. Mais Lou reste Lou, il a la joie de vivre imprimé au creux de la peau.

Tous les samedi, en début d’après midi, on peut croiser cette fameuse chevelure blonde. Cette silhouette insouciante, dansant presque sur le pavé, sinuant entre les tombes, fredonnant un air oublié. Il salue tous ceux qu’il croise. La plupart ne savent pas réagir à cette boule d’énergie, concentré de joie pressée au beau milieu de ce triste endroit. Ces visiteurs portent leurs regrets et leurs pleurs, viennent déposer leurs fleurs. Alors, il arrache parfois quelques sourires et même quelques sourires. Il exaspère les uns, amuse les autres. Mais Lou n’est pas venu pour eux. Il n’est pas arrivé par hasard, au détour de sa flânerie. Lou vient voir sa maman, tous les samedi, en début d’après-midi. Il apporte avec lui, quelques fleurs oubliées, qu’il a sans doute dérobées. On ne sait pas bien pourquoi est-ce qu’il vient. Il ne semble pas triste, il ne semble pas même affecté. Il se contente d’être là et de regarder. Il ne reste pas longtemps, une poignée de minutes tout au plus. Il s’en va sifflant, chantant, comme il est venu. Et un samedi, il y eut une nouvelle tombe, installé à côté de celle de sa maman. Plus modeste, simple, épurée. Lorsque Lou s’y est penché, il y a lu "Apollinaire". Comme le poète, a-t-il pensé avec un sourire. Le samedi suivant, il y avait un jeune homme installé devant. Il est brun et très joli, malgré l’expression peinée sur son visage. Il a les yeux fermés, comme perdus dans ses pensées. Lou ne se gêne pas pour autant pour l’aborder. Son bouquet de fleurs en plastiques toujours dans la main, il va se tenir devant lui, tout sourire, sans trop de bruit. Et alors qu’il s’apprête à lui parler, Lou sent son cœur s’accélérer, bien qu’il ignore encore la raison. Et lorsqu’il rouvre les yeux, Lou montre la tombe du poète en lui demandant qui est-ce. L’autre, l’air déconcerté, met un temps avant d’avouer que c’était son amoureux. Alors Lou plisse sa bouche, dans une moue adorable. Il présente ses condoléances. Il est même probablement plus attristé par la mort de cet inconnu, que par celle de sa propre mère, maintenant. Peut-être est-ce parce qu’il sait que c’est difficile de perdre la personne qu’on aime. Il a l’absence de son père pour le lui prouver. Achille, le jeune homme se comme Achille, mais Lou l’appellera Ach, parce que c’est Lou. Même s’il ne le veut pas, il s’y fera, car Lou a l’intention de rester, Lou s’est déjà accroché. Il lui explique qu’à côté de son amoureux, il y a sa maman. Lou y voit comme un heureux hasard, un signe du destin. Et Lou lui sourit innocemment, en lui proposant d’aller prendre un café. Plus tard, Lou observe Ach boire son café, tout en sirotant son jus d’orange. Il sait qu’Ach aime les garçons, et pendant un instant, il se demande si lui aussi, il pourrait ne pas aimer que les filles. Mais Lou chasse bien vite cette pensée, trop occupé à obtenir le numéro d’Ach, à lui tourner autour et le harceler. Lou a le sentiment que tous les deux ils feront quelque chose de grand.

Il gênait les flâneurs, il excitait les paresseux, il ranimait les fatigués, il impatientait les pensifs, mettait les uns en gaieté, les autres en haleine, les autres en colère, tous en mouvement piquait un étudiant, mordait un ouvrier ; se posait, s'arrêtait, repartait, volait au-dessus du tumulte et de l'effort, sautait de ceux-ci à ceux-là, murmurait, bourdonnait, et harcelait tout l'attelage.